Elle avance, lentement. Dans son ombre, je la suis, pas à pas. Elle s’arrête. Je fais pareil .J’en profite .Je soulève le pied droit, le gauche . Je libère mes nouvelles sandales du trop plein de terre sablonneuse qui les investit et m’irrite les orteils. Elle regarde tout, pose question sur question à « l’ancienne » qui s’est fait agréable devoir de nous emmener . Lovée dans la soie rouge qui double mon casque, ma tête devient de plus en plus lourde. J’en prends plein les yeux, les oreilles , les narines. L’air est empli d’odeurs musquées intimement mêlées :fleurs épanouies, fruits trop mûrs , terre remuée, sueur, et cette autre odeur, pénétrante ,qui aujourd’hui encore en l’évoquant, m’envahit et me soulève le cœur : le manioc !
Elle se penche sur un étal, montre de gros fruits oblongs, se retourne vers sa compagne : « Qu’est-ce que c’est ?- Des papayes ! Tu les coupes en deux, tu les vides de leurs semences, c’est comme un melon.» Un melon ? Déjà la « mwanamke » se réjouit, elle montre ses autres richesses : quelques tomates disposées sur une grande feuille vernissée, une petite main de bananes, deux ananas. Immédiatement, une autre ‘mwanamke » propose des patates douces, des noix de palmes ,des oranges. - Mais elles sont vertes ces oranges !!- Oui mais elles sont mûres, ce sont des oranges sauvages, très juteuses, tu verras ! »
Une autre encore montre des ‘ kukus », des » mayai ».Ici, tout s’achète à la pièce, à la poignée, au tas…pas de balance !Notre amie fait son marché.
Elle, elle observe mais n’achète rien.
Elle et moi ne sommes que de passage.
Elle, c’est ma mère. Nous sommes en décembre 1949.
Elle a 27 ans .Elle vient de quitter, pour la première fois , son village et deux familles éplorées pour rejoindre mon père qui a eu des envies d’expatriation.
Moi, j’ai presque 7 ans. Je relève d’une très grave opération. Elle a failli me perdre.J’ai été sauvée de justesse.
Après un voyage de deux semaines sur un cargo, nous avons pris le train de Matadi à Léopoldville où une amie nous héberge en attendant le prochain vol ( en DC3) pour Lubumbashi où commencera notre vraie vie de coloniaux !
mwanamke : femme
kuku : poulet
mayai : oeufs